France, qu’as-tu fait de ta Danse ? (Lettre ouverte à Madame la Ministre de la Culture)

Madame la Ministre, 

Certainement bien avant l’heure où vous lirez ces lignes (si vous m’en accordez l’honneur, ce qui, entre nous et sans préjuger de votre bonne volonté, n’est pas garanti), leurs premiers lecteurs se seront demandé ce qu’il me prend de leur sortir un article soudainement, après des semaines de silence-radio. C’est que, chères lectrices, chers lecteurs, Madame la Ministre, parfois un besoin d’écrire jaillit soudainement et triomphe de mes devoirs d’étudiant. Une certaine envie de crier au monde son opinion, ce genre de moment où je me félicite d’avoir ce blog pour le faire et les réseaux sociaux pour vous interpeller.

Madame la Ministre, la danse classique en France va mal. Vous parlez d’un scoop, j’ai envie de dire. La lettre de cachet reçue hier par Charles Jude de la part de l’Opéra de Bordeaux (parce que, ne nous mentons pas hein, c’est comme ça qu’on appelle une « suspension »), et plus globalement la situation de cette compagnie est peut être l’élément déclencheur de cette lettre, mais il n’est pas suffisant. Après tout, quand bien même plusieurs danseurs vont peut être devoir quitter leur compagnie (et la France ?) pour exercer leur métier, quand bien même une partie du répertoire de ce Ballet va devenir indansable faute d’effectifs, quand bien même on annonce dans un communiqué froid et compassé que l’on congédie un directeur en place depuis plus de 20 ans et l’une des Etoiles fétiches de Rudolph Noureev (vous savez, ce mec qui dansait pas trop mal paraît-il), je ne sais rien d’autre de la situation du Ballet de Bordeaux que ce que l’on peut deviner dans des articles de presse où direction et artistes jouent chacun leurs partitions. Le manque de clarté de la situation est, en réalité, d’autant plus inquiétant. Suffisamment pour être la petite goutte d’eau qui me pousse derrière mon clavier, à lancer Roméo et Juliette de Prokofiev comme à chaque fois que j’ai besoin de me concentrer sur des sujets sérieux, et à écrire ces lignes.

Car finalement, ne nous mentons pas. La situation de la danse classique en France est inquiétante depuis des lustres. Il y a déjà près de 10 ans, j’entendais un de mes professeurs se plaindre de la difficulté de trouver des supports et des théâtres pour un spectacle estampillé « danse classique ». Il a été inutile d’attendre l’actuelle situation du Ballet de Bordeaux pour constater que les compagnies en capacité de présenter de la danse classique en France se comptent sur les doigts d’une main, au sens propre : l’Opéra de Paris bien sûr, ceux de Toulouse et Bordeaux, les Ballets du Rhin et les Ballets de Nice-Méditerranée. Voici les seules compagnies en capacité de présenter de la danse classique à leurs spectateurs. Les autres centres chorégraphiques nationaux, dont il est hors de question ici de nier la qualité de travail et de proposition, se concentrent sur la danse contemporaine ou néo-classique (on pense, pour ce dernier style, aux directions de Thierry Malandain ou Angelin Prejlocaj). Au total donc, cinq compagnies capables de danser des ballets classiques dans la tradition du répertoire, comme des fresques néo-classiques, des grands ballets contemporains et des créations. Bientôt plus que quatre ?

Aussi jamais l’accès du public à l’art chorégraphique classique n’a été si compromis. En 16 ans de vie dans une ville moyenne de province, je n’ai vu en tout et pour tout que deux ballets classiques donnés par des danseurs professionnels : le spectacle de Manuel Legris et ses Etoiles, issus de l’Opéra de Paris, et un Lac des Cygnes dansé par une compagnie russe de seconde zone qui fait la tournée des Centres des Congrès. Voir du ballet classique à la télévision est réservé aux passionnés ou aux insomniaques : la plupart des ballets sont diffusés sur des chaînes privées, tandis que le service public, dans sa grande bonté et son soucis de promotion de la culture auprès des assujettis à la redevance, diffuse de temps en temps un Casse-Noisette ou les Adieux d’une grande Etoile nationale…à minuit passé !

Les causes de cette situation sont nombreuses…Le ballet classique paie une image qu’il ne mérite pas : celle d’un art compassé, dépassé, vieillissant mal et sans intérêt. Celle d’un art réservé à des privilégiés (et pour cause, vu le prix des places et la localisation des compagnies sus-mentionnées dans les grands centres urbains !). Celle d’un art de souffrance aussi, soigneusement entretenue par les reportages mi-fascinés, mi-dégouttés sur l’Ecole de Danse de l’Opéra (ciel, cachez ce travail que je ne saurais voir !). Autant de clichés contre lesquels chaque amoureux de la danse classique peut certifier se battre à chaque fois que leur sujet de prédilection arrive dans une conversation. 

A la place de cette « vieillerie », l’accent a été majoritairement mis sur la danse contemporaine, universellement perçue comme moderne, créatrice, actuelle, bref, digne d’intérêt. Un intérêt réel, mais qui ne saurait être exclusif. Pas quand cette politique conduit à un moindre accès du public à une offre culturelle qui échoue à éveiller autant d’intérêt que la reprise d’un Lac des Cygnes. Pas quand elle contraint des danseurs formés à l’Ecole de Danse de l’Opéra de Paris ou dans les Conservatoires Nationaux Supérieurs à quitter la France pour vivre (parfois mal) ou à enchaîner des contrats d’intermittence pénibles, quelque fois inadaptés à leurs capacités réelles, faute de place dans les compagnies nationales. Pas quand elle conduit à faire du Ballet l’enfant pauvre d’un Opéra, utilisé à titre de tiroir-caisse pour financer des productions lyriques délirantes par des productions chorégraphiques amorties et au succès assuré. 

Cet état absurde de la politique de la Danse se déroule pourtant en France. La France, berceau de la danse classique. Pays natal de Marius Petipa, Maurice Béjart ou Roland Petit. Un pays où, aux confins de la Vendée et du Choletais comme dans n’importe quel arrondissement parisien, à Marseille ou au fin fond de la Haute-Marne, on trouve des studios de danse et des Conservatoires qui ne désemplissent pas, tenus par des professeurs le plus souvent compétents, à haut niveau de formation, et passionnés. Autant de spectatrices et de spectateurs en puissance pour rêver, réfléchir, grandir, s’interroger, sur l’Amour, la Mort, le Désir, la Trahison, la Vie, avec GiselleLe LacLa SylphideCasse-NoisetteLa Dame aux Camélias, Le Jeune Homme et la MortLa Source, Roméo et Juliette, et j’en passe. Au-delà de ces danseurs amateurs, j’aurais mille témoignages à propos de jeunes gens (moyenne d’âge 22 ans) qui rêvent au sens propre de voir de la danse classique (pas du néo hein, du classique du pur du dur), n’en n’ont jamais vu de leur vie, et savent à peine comment le réaliser ! 

La France toujours, où Rudolph Noureev et Serge Lifar ont posés leurs valises. La France, dont un énième danseur a, il y a quelque mois, été couronné du prestigieux prix de Varna, où de nouvelles Etoiles brillent depuis peu. La France, Nation de la Danse, qui recevra chez elle de jeunes danseurs du monde entier pour le 40e anniversaire du spectacle de l’Ecole de Danse de l’Opéra. La France, légataire d’un héritage inestimable, d’un répertoire merveilleux et d’une Ecole, d’un Style si vous préférez, mondialement salué. 

La France, pourtant, où la danse classique devient moribonde dans l’inconscience (oserais-je dire dans l’indifférence ?) générale, tout en continuant parfois à jouir, je vous l’accorde, d’une certaine image « glamour ». Justement une excellente base sur laquelle capitaliser !

Tout ceci n’est que l’impression (je le pense, partagée par d’autres) d’un amateur passionné qui s’interroge. Je vous en prie, détrompez-moi ! 

Voilà, Madame la Ministre, c’était ce que j’avais à écrire. A l’espérance sincère que ces mots anxieux sur l’avenir d’un Art soient de vous lus se joint, Madame la Ministre, l’expression de ma haute considération, 

Il danse et il en parle

27 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Aurélie Lafaye dit :

    Très bien écrit et vous détaillez très clairement le problème de la danse classique en France.
    Vivant et travaillant en Allemagne, ici chaque théâtre, même de toute petite ville, a sa compagnie de danse (avec TOUJOURS son contingent de danseurs français!).
    N’oubliez cependant pas le Ballet de Nice, qui produit des pièces classiques (Coppelia, Don Quichotte, Raymonda et bien d’autres), néo-classiques et contemporaines!
    J’espère que vous serai entendu

    J’aime

  2. Roublot dit :

    Merci infiniment de nous soutenir .., nous n aurions pas écrit mieux ….
    vive La danse classique , vive l art ET vive les artistes …

    Aimé par 2 personnes

  3. SERGE MANGUETTE dit :

    Je suis tout à fait d’accord le problème est le meme en Italie! Ras le bol de toute cette danse contemporaine qui enmerde les gens et qui les trois quart du temps est très mal faite. Je suis d’accord pour les créations mais où est passé notre patrimoine culturel???
    Serge Manguette chorégraphe et metteur en scène

    J’aime

    1. Julie Langlois dit :

      Rabaisser la danse contemporaine comme argument c’est vraiment très moyen. Vous défendez la danse classique qui effectivement «va mal », c’est votre droit et c’est très bien. Mais dire de la danse contemporaine qu’elle emmerde les gens c’est totalement subjectif : personnellement, vous savez quoi, c’est la danse classique qui m’emmerde moi. Pour autant je n’irais pas cracher sur celle ci car il en faut pour tout le monde et je respecte cette danse, je ne me permettrais pas de dire qu’elle emmerde les gens juste parce qu’à moi elle ne me parle pas. Très souvent on voit comme seuls arguments pour défendre la danse classique des arguments qui rabaissent les autres types de danse. Ce n’est pas la bonne méthode, d’autant plus qu’il existe des tonnes de raisons de soutenir et valoriser la danse classique sans avoir besoin de rabaisser les autres.

      J’aime

    2. lacotte dit :

      Mon pauvre Serge, il ne s’agit pas là de la danse contemporaine qui vous emmerde… vu votre ouverture d’esprit, on imagine bien vos spectacles, yeah ! ils doivent car-to-nner !!!

      J’aime

      1. ildanse dit :

        Chers lecteurs, je laisse chacun exprimer son opinion dans les commentaires. Veuillez néanmoins conserver mesure dans vos propos et respect envers vos interlocuteurs, c’est pas le PMU du coin ici. D’avance, merci 😉

        J’aime

  4. DARROMAN dit :

    Il me semble que dans la liste des compagnies françaises
    en capacité de danser des ballets classique j’ajouterais le Ballet Nice Méditerranée…

    J’aime

  5. Christiane,Eugene dit :

    C’est hélas une triste réalité , la France se meurt par tous les bouts , l’art dérange , car beau noble et respectable …….

    J’aime

  6. Sylvain dit :

    Tant que la volonté du politique sera d’imposer de la nouveauté en tout genre pour se démarquer de ses prédécesseurs, celles qui furent les références d’alors seront donc toujours condamnées à devenir des vestiges de l’histoire . Car quoi de plus aisé lorsqu’on dirige la cité d’établir en règle absolue de connaissance ce que l’on soumet en tout lieu à ses habitants.
    Alors même qu’elles sont les sources d’inspiration de toutes les âmes créatrices empruntes d’une quête esthétique humble et intemporelle, ces références seront sans doute amener à disparaître, pour réapparaître… en d’autres lieux.

    J’aime

  7. MarionM dit :

    Bravo !!!

    J’aime

  8. derderian dit :

    Je suis fonctionnaire et j’enseigne la danse classique à des élèves heureux et nombreux…Mais J’ai de fait un devoir de réserve….alors je ne peux que vous dire bravo ! bravo !

    J’aime

  9. derderian dit :

    bravo !

    J’aime

  10. derderian dit :

    Je rajoute aussi que le vocabulaire, les pas de danse classique sont dit en Français dans le monde entier…qui a dit promotion de la Francophonie ?

    Aimé par 1 personne

    1. ildanse dit :

      Exact, j’y ai pensé à un moment mais cet argument s’est perdu dans la masse d’idées qui me venaient à l’esprit, merci de le rappeler !

      J’aime

  11. laban jean dit :

    Plus que vrai et bravo pour le courage de dire ce qui est. Pour ma part après un premier prix du cnsm je suis partie en Allemagne faire une carrière à Hambourg. j’ai eu l’occasion de danser à Garnier: qu’elle maison magnifique, le rêve de tous danseurs français. Si on a de si beaux theatres pourquoi ne pas vouloir la qualité qui va avec? C’est dimple: la France est un pays où les dirigeants n’aiment pas le succès. Pour y arriver il faut travailler dur et c’est là que ça va plus. Ils sortent tous de la même école, même classe sociale et sont assurés de leur avenir quoi qu’ils fassent. De plus ils sont irresponsables comme l’a montré le jugement de madame Lagarde. Alors si on ne met pas des professionnels expérimentés aux postes clef il ne faut pas s’étonner si rien ne va plus. ….

    J’aime

  12. Valérian Antoine dit :

    Bravo pour cette lettre.

    Je suis danseur à l’opéra théâtre de Metz.
    Nous faisons des ballets du répertoire classique depuis des années …
    Cela aurait été délicat de votre part de figurer dans votre liste adressée à la ministre.
    Exister en province n’est pas facile ,renseignez vous….
    Merci de votre compréhension.

    J’aime

    1. ildanse dit :

      Bonjour Valérian, toutes mes excuses, j’étais persuadé que les Ballets du Rhin et l’Opéra de Metz formaient la même entité…désolé pour cette erreur !!

      J’aime

  13. novas dit :

    voilà une lettre qui dit bien des vérités. Je suis toujours impressionnée du nombre de personnes qui ne connaissent rien à la danse classique et me disent rêver de voire un ballet en vrais.

    J’aime

  14. chantal M dit :

    C’est vrai que la danse classique et tous les talents qui existent ont parfois du mal à exister en France. Mais comment se fait il que des compagnies de seconde zone généralement russe comme vous le dites dans votre lettre font salle comble en tournée en France ?… Nos compagnies ne devraient elles pas aller vers ce public plutôt que de se plaindre que le public ne vienne pas à elle ? … quelle compagnie Française fait des tournées en France ? … allons allons, Messieurs mesdames directeur de compagnies subventionnées… sortez de vos théâtres et zone de confort et aller chercher vos spectateurs à la périphérie des grandes villes qui ont de belles salles de spectacles, osez aller à la rencontre de ce public exigeants sur la qualités du spectacles et moins grincheux que certains balletomanes compulsifs et argentés de l’ OPN qui ne font que clamer que décidément tout fout le camp, que c’était mieux avant, que les artistes sont mauvais parce que la danse ça se mérite et qu’il faut souffrir pour ça et que le gout de l’effort s’est perdu patin couffin….bref, faites vivre votre art exigent et jouissif partout ou cela est possible et pas seulement dans les lieux ampoulés ou siègent vos compagnies…la danse classique aura alors un très bel avenir.

    Aimé par 2 personnes

    1. ildanse dit :

      Chantal, je ne peux qu’applaudir à tout rompre à la lecture de votre commentaire !

      J’aime

    2. Anne So dit :

      Les ballets du Capitole sont partis en tournée avec la Giselle de Belarbi, notamment à Montpellier où il est rare de trouver de la danse classique. Ils ont remporté en franc succès (bien mérité) et j’espère bien qu’ils continueront la saison prochaine.

      Aimé par 1 personne

  15. Carole Alexis dit :

    woawww une superbe lettre !! merci !

    J’aime

  16. Béatrice dit :

    Vous parlez de Marius Petipa, Maurice Béjart ou Roland Petit mais il me semble qu’il faudrait ajouter Auguste Bournonville qui, si je ne me trompe, est toujours à l’honneur au Danemark/

    Aimé par 1 personne

    1. ildanse dit :

      Mais qui, contrairement à ce que son nom laisse penser, a passé toute sa vie au Danemark (ceci dit, son père était en effet français) 😉

      J’aime

  17. saladeensayo dit :

    Je vous applaudis!!! Fortement car vous avez raison!! en tout

    J’aime

  18. F.L dit :

    sans oublier le grand nettoyage des directeurs de conservatoire qui laisse sous entendre un abandon complet du service public entre les mains de personnes totalement incompétentes !

    J’aime

  19. Lou Gabi dit :

    j’espère que votre lettre ouverte obtiendra une réponse car j’aimerais beaucoup la lire. Je ne suis pas une grande fan de danse classique ou même de danse tout court. Mais je reconnais bien volontiers que ce sujet est totalement central pour la culture française et qu’il faudrait arrêter de regarder à la dépense pour regarder au profit aussi bien culturelle, patrimoniale qu’éventuellement financier à terme.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire